GOBERNADOR * PREMIER TOME
CHAPITRE X
La noblesse n'est rien, la richesse est tout. L'or élève au premier rang le plus méprisable des hommes.
Euripide
Le dixième jour de mai 1652, à bord du vaisseau de ligne l'Asturias.
C urieux destin que celui du grand navire immobile.
Il avait servi avec gloire ses constructeurs français puis, après le méprisable dédain de ces derniers, procura bien des joies à ses nouveaux maîtres espagnols et, à présent, le voilà Anglais par le hasard des tribulations d'un flibustier.
Pour l’heure, son solide château abritait les faibles espoirs des Espagnols qui attendaient l'aube dans le carré du capitaine. D'ici là, ils devaient préparer la difficile mise en scène qui allait sauver d'abord les otages et ensuite, si tout allait bien, laissera intact l'honneur du capitaine pirate.
Fernando -l'aide de camp du gouverneur- avait passé une partie de la nuit à tenir en respect les deux flibustiers anglais prisonniers sous les gueules menaçantes de ses pistolets. Les issues de la cabine furent condamnée par deux lourds fauteuils inclinés sous les targettes. Il convenait d’interdire toute intrusion intempestive.
De son côté, Lanzada fit un rapide état des éléments nécessaires à l’exécution de son plan et en particulier d’une corde, qu’il lui faudrait assez longue pour atteindre la mer. Aussi, avec fébrilité, il fouilla la cabine et le réduit attenant, sans trouver autre chose que des morceaux ne dépassant pas une toise, ceux qui servaient d’embrasses aux lourdes étoffes qui tenaient lieu de rideaux.
Disponible par centaine de coudées partout ailleurs sur le navire, cette longueur de câblot allait s’avérer désespérément absente du quartier occupé par les officiers. L'aidant dans sa quête, le gouverneur retourna les équipés et les coffres, découvrant d’autres merveilles bien plus précieuses, mais sans résultat.
L’heure s’écoulait et le temps pressait; le jour serait bientôt là et l’absence de corde compromettait les maigres chances de réussite de leur projet. Excédé, don Manuel retourna vers la fenêtre et se pencha pour scruter l'ombre qui entourait l'immense gaillard-d’arrière du bateau. Par souci d'économie d'huile précieuse, les deux grandes lanternes de la dunette étaient éteintes depuis quelques temps. Rien, pour le satisfaire, de ce côté-ci.
Il regarda vers le haut et là, très au-dessus de sa tête, il repéra un cordage frappé au balcon de la dunette et qui pendait en se perdant dans la nuit. Hélas, le filin qui pourrait convenir à son dessein était trop loin... En tous cas, bien au-delà de la longueur de son bras.
Pour son projet, il leur fallait absolument cette longueur de corde; devrait-il, pour l’obtenir, aller la quérir là-haut.
Par chance, l'appui de la fenêtre se prolongeait par un entablement de chêne travaillé. Cette pièce massive du décor reliait toutes les ouvertures du pavois et était très solide. Il discerna que la corniche remontait vers le centre du tableau en une volute où s’appuyaient les anges dorés qui supportaient l'enseigne du navire. Le câblot indispensable à son plan lui sembla accessible en suivant cette saillie. Aussi, Manuel ne tergiversa pas et enjamba l’allège du fenestron. Se hissant sur l’appui il s’engagea sur l'étroite moulure surplombant la mer.
A présent, collé à la coque chaude du navire poisseuse de sel et de calfat, Manuel évoluait prudemment en profitant du moindre relief du décor.
Sujet au vertige, il évita de regarder l'eau sombre et concentra son esprit sur la prochaine prise à atteindre... Malgré cela, son cœur battait à tout rompre et ses genoux s'entrechoquaient sans son consentement. Penché à la fenêtre, le gouverneur inquiet suivait sa lente progression. Il continua pied après pied, s’agrippant à la plus infime aspérité, à la moindre tête de clou, aux reliefs des rosaces dorées qui pour le bonheur de son ascension, surchargeaient pompeusement l'arrière du vaisseau. Ainsi, il passa devant une fenêtre sombre et close puis s’achemina jusqu'à celle d'après, qui était éclairée et projetait sa clarté sur la mince corniche où il s'était aventuré. S'accrochant aux oves d'un motif sculpté qui ornait le pavois grillagé, il s'accroupit pour voir à l'intérieur. Il s'agissait d'une autre vaste cabine; certes moins luxueuse que celle de Somerset, mais qui devait servir aux passagers de marque.
Inspectant en détail la partie qu'il apercevait, il remarqua à la limite de son angle de vision, des mollets gainés de soie dépassaient d'un grand fauteuil lui tournant le dos. Assurément, ce n’étaient pas des jambes de pirate ni de soldat! D'autant que les élégantes chaussures à escarboucles, qu'il discernait à travers le carreau bullé, ne peuvent appartenir qu’à l’un des dignitaires prisonniers. Il s’agissait, sans aucun doute de la cabine où étaient retenus les otages.
Un instant, il pensa qu'il devait les mettre au courant de leur plan et faillit frapper au carreau... Mais il se ravisa et se déplaçant d’un autre pas afin d'embrasser toute la pièce, il vit à présent distinctement les prisonniers... Et tous, sommeillaient profondément.
Les dormeurs s’étaient mis à l’aise : ils avaient dégrafé leurs pourpoints et entrouvert leurs cols en dentelles dans la nuit chaude et moite de ces latitudes. Un baldaquin, aux rideaux tirés, isolait les femmes. L’intimité semblait garantie par le moine qui, la tête en arrière, la bouche entrouverte et ses doigts croisés par l'habitude sur sa panse dodue, ronflait benoîtement. Les otages n'avaient pas l'air de se préoccuper de leur sort. Ils baignaient dans cette belle insouciance qui était l'apanage des nobles à qui il n'arrivait jamais rien de fâcheux, du moins, rien de tout à fait irréversible. L'inspecteur général se demanda si “les grandeurs” qui dormaient si sereinement, valaient vraiment la peine et l'énergie qu'il dépensait pour eux... Sa question fut balayée par l'obéissance aveugle aux principes que son éducation de fonctionnaire avait rivés dans son âme, l'obligeant à toujours servir la noblesse...
Aussi, il conforta sa prise, maîtrisa le vertige qui l'attirait vers ce gouffre insondable à dix toises en contrebas. Il serra les dents et poursuivit son opiniâtre progression vers le filin à présent tout près. Manuel compris que ce cordage servait à relever le mantelet d'un des sabords et plongeait vers le bas, sans qu'il en discerne le bout. Il avançait de plus en plus difficilement…En équilibre précaire sur cette corniche qui s'incurvait et s’amoindrissait au fur et à mesure de son approche du bord du tableau. Le filin était là à quelques pouces, il le frôlait presque... Il allait bientôt s’en saisir. Dans sa précipitation, Manuel manqua perdre son aplomb quand le cuir ciré de sa botte dérapa sur le bois humide. Il ne dut son salut qu’à ses ongles qui s’incrustèrent dans le décor écaillé... Baigné d’une sueur glacée, il parvint à se rétablir. Une fois son calme revenu, l’Andalou s'agrippa à la platine en bronze d'une des énormes lanternes qui surmontaient les angles du pavois et du bout des doigts, attrapa le cordage.
D'une main, il commença à tirer doucement sur le filin qui coulissa sur la rambarde de la dunette. Après quelques coudées retirées avec lenteur, il sentit une résistance. Il insista sans résultat…Hélas le câblot devait être tourné à un taquet du bastingage.
En terrien, il ne savait pas que les cordages libres n'existaient pas dans la marine, encore moins sur un navire anglais où leur enroulement était si parfaitement codifié.
Contrarié de cette résistance inattendue, il s’assura de la solidité de l'attache et se servant du filin prisonnier, se hissa vers le haut. Ses yeux arrivèrent au niveau du garde-corps. Il inspecta le pont entre les épais balustres en chêne tourné qui en constituent le décor essentiel. Précaution bien utile car le gaillard s’avéra occupé par deux vigiles qui montaient la garde sur l'autre bord. Pour surmonter leur quart de veille, les hommes avaient forcé sur le rhum et pour l’heure, ils plaisantaient grassement en fumant leurs courtes pipes. Par chance leurs yeux de chat surveillaient le fort des espagnols où le ballet des torches dénonçait une intense activité.
Lanzada s'agenouilla sur la lice basse du garde-corps et libérant sa main, il suivit le parcours du câblot. Effectivement, celui-ci était retenu à un taquet où il s'enroulait en une glène bien formée... Hélas, encore hors de portée. Coincé sur sa corniche, Manuel se rendit compte que la longueur reprise - à peine deux toises- était insuffisante pour arriver jusqu'au niveau de la mer. Une distance qu'il estima à six ou sept toises au-dessous de leur quartier. Si près du but, il lui fallait à tout prix récupérer toute cette corde et pour ce faire, il ne lui restait qu’à escalader la balustrade.
La bonne fortune, qu’il ne tentait pas suffisamment, vint à sa rencontre : Les guetteurs s'éloignèrent en riant vers l'autre extrémité de la dunette; l'un pour boire à la baille à eau et son compère pour satisfaire un besoin consécutif.
Durant ce laps, Lanzada se trouva hors de vue des flibustiers, masqué par l'abri central de timonerie.
Une sueur froide inonda son dos. Il se rendit compte qu'il tremblait de tous ses membres... Il n'avait pourtant pas un instant à perdre et se reprenant, il enjamba le garde-corps rugueux. Sans bruit, ses bottes souples se posèrent sur le pont et avec la fébrilité de son manque d'habitude, il peina pour défaire la glène enroulée.
Il avait la corde; à présent restait à refaire le trajet inverse. Aussi, ignorant l’abîme sombre sous ses pieds, il repassa rapidement de l'autre coté de la rambarde et retrouva l’équilibre précaire de ses appuis, toujours contrariés par l'inclinaison glissante du profil.
Il s'avisa qu'il venait de faire une erreur… Il ne disposait plus de l'aide du cordage pour redescendre... Et, la fichue corniche se trouvait à deux bonnes toises en-dessous de lui. Il défit le câblot et, passant l'extrémité autour d'un des forts balustres, il installa un va-et-vient; puis, saisissant ensemble les deux cordes, il se laissa glisser dans le vide.
C’étaient préjuger de ses mains, de ses belles mains fines de fonctionnaire, peu habituées à ce type d'effort et qui refusèrent de serrer les filins, dont chaque brin fila dans un sens inverse en lui brûlant les paumes.
Il faillit partir à la renverse et ses talons cognèrent rudement sur la coque avec grand bruit. Il venait bien heureusement de buter sur la corniche et en un effort surhumain, il réussit à bloquer les cordages.
Son cœur battait la chamade, il pensa avoir réveillé tout le navire. Telle une ridicule araignée au bout de son fil, il s'en voulait de jouer l'aventurier pour rien, au seul bénéfice de ces notables insouciants. Une fois son équilibre retrouvé, il souffla un instant.
Son oreille, appliquée contre le chêne, lui transmit tous les bruits du bateau : un curieux mélange des ronflements anglais et espagnols, de râles étouffés, le grincement des moufles ainsi que les craquements sourds du bois qui travaille.
Lanzada regarda vers la terre où de nouveau, les flambeaux trahissaient des allées et venues sur le ponton de la citadelle. Vers le large, une lueur pâle se précisait à l'Est, l'aube serait bientôt là...
La prochaine naissance du jour lui donna des ailes et il tira doucement sur l’un des brins qui remonta docilement vers la rambarde de la dunette, tourna autour du balustre et enfin libre, retomba en serpent vers lui. Toujours invisible, l'autre extrémité de la corde se perdait sous le surplomb de voûte d'arcasse. Il devra sans doute la couper afin de ne rien risquer. Revenant sans encombre sur ses pas en retrouvant ses prises, il passa sous les cariatides et se cramponna irrespectueusement à leurs rondeurs. Au passage, il ne put s'empêcher de jeter un regard dans la cabine des otages. Bien que la chandelle ait bien diminuée, elle éclairait toujours la scène bucolique d'une noblesse ibérique abandonnée au sommeil profond, serein et totalement dénué d’inquiétude.
«Avez-vous la corde?... Don Manuel, avez-vous la corde?»
Le gouverneur s’inquiéta, en apercevant le Sévillan sortir de l'ombre. Lanzada acquiesça et, arrivant au fenestron ouvert, la lui tendit.
«Aidez-moi, Excellence! Ne perdons plus de temps, l'aube sera là dans quelques minutes!»
Le Sévillan enjamba l'allège et pénétra dans la cabine où Fernando tenait toujours le capitaine en respect. Il remarqua que tous avaient l'air sombre... Curieusement, Monsieur Smith, l’anglais, était recroquevillé sur le sol.
«Que s'est il passé?
«Ce fou d'Anglais nous a attaqué dès votre départ! Fernando n’a pas voulu faire feu et l'a poignardé...
Une blessure trop grave, je pense, pour qu'il s'en sorte!...
Allons Señor Lanzada pressons-nous, ne perdons pas notre temps pour la santé de cette petite gouape!»
Jonathan Smith gémissait doucement en se vidant petit à petit de son sang sur le parquet.
Manuel refoula son écœurement et obligea son esprit à se concentrer sur la poursuite de son plan. Il retourna à la couche du capitaine et releva l'angle du rideau masquant la cache du trésor laissée entrouverte.
Une dernière fois il contempla l'alignement des sacs de cuir et les sortit avec difficulté, l'un après l'autre, de l’étroite cachette.
Depuis des décennies que le haut fonctionnaire côtoyait le métal précieux dans son métier, il ne s’était jamais habitué au poids conséquent de l'or.
Il avait l'impression qu’il se faisait plus lourd à chaque fois qu'il changeait de mains… Sans cesser d’accumuler, dans ses tribulations, le poids des mille intrigues, des mille drames et des torrents de sang versés pour sa possession.
* * *
En plusieurs navettes, les deux hommes transportèrent la fortune qu’ils posèrent sur une malle basse à proximité de la fenêtre centrale du pavois. Lanzada passa le câblot dans chacun des anneaux de sûreté s'assurant qu'ils coulissaient bien, puis, il approcha les sacs du rebord de la fenêtre. En tout, il compta cent vingt livres de pépites du Pérou.
Pendant qu'il préparait le jeu des cordes, son esprit s'envola un instant vers la poussière d'or qui crissait sous ses doigts au travers du cuir souple. Exactement de la même poudre dont l'Inca fabuleux se couvrait entièrement le corps avant de se purifier dans le lac sacré.
Cette coutume, devenue la légende de l'El Dorado, rapportée au vieux Monde par les conquistadores, décrivait ces cérémonies somptueuses où des monceaux d'or et d'émeraudes étaient jetées dans les eaux sombres des lacs d’altitude... Offrandes inestimables des caciques de ces peuples, aux atours tissés des plumes multicolores de minuscules oiseaux...
Et les rites de l'El Dorado perduraient depuis l’aube des siècles...
Et, ce soir, à l’image de ces sauvages, Manuel allait jeter cet or à la mer.
Toutefois, il allait le faire en deux portions séparées!
Son projet initial prévoyait que cette fortune servirait entièrement la cause des otages. Mais au fur et à mesure que tout s’organisait, s’était imposé à sa cervelle l’étrange obligation d’en occulter une partie. Est-ce le maléfique pouvoir de ce métal qui le poussa soudainement à cette folie?
Lui, l’intègre fonctionnaire qui, de sa vie, n’en avait jamais rogné la moindre parcelle. Est-ce l’air putride de ces îles? Le contact vénéneux de leurs occupants corrompus qui gâtaient l’éthique la plus assise, dégradait la moralité la mieux fondée?
Curieusement, le poison du lieu agissait sur son esprit et oblitéra la plus petite once de culpabilité. Bien au contraire, plus Manuel préparait son stratagème, plus il se persuada que l’exigence du pirate, au titre de la rançon des dignitaires, pourrait largement se contenter de la moitié!
A croire, qu’un mauvais génie lui dicta impérieusement de commettre cette déloyauté qui risquait de compromettre l’avenir des prisonniers espagnols en s’emparant d’une part de cette fortune.
Fébrilement, il se mit à réfléchir sur la façon dont il allait relier les sacs. «Quelle profondeur d'eau avons-nous à cet endroit, Excellence?»
«Je ne sais exactement mais, je suppose, de huit à dix brasses!...»
Don Alezandro était retourné surveiller Somerset qui, aidé de Fernando, s’occupait du jeune Anglais moribond.
Manuel déroula dix coudées de corde environ, qu'il coupa difficilement de sa petite dague. Ensuite, il enfila le bout dans les anneaux des cinq premiers sacs et, gardant une marge de plusieurs toises, il lia solidement le sixième sac à l'autre extrémité du filin. Puis, sous l’œil éberlué du gouverneur qui resta bouche bée… Le Sévillan vida d'un trait le reste de rhum de la dame-jeanne qu'il reboucha fortement de son liège.
Retourné à sa fenêtre, il ligatura la bonbonne de terre à l'autre extrémité du câble et le passa dans l'anneau d'un des sacs retenus à la première corde et vérifia qu'il coulissait librement puis, deux tours après le montant central de la fenêtre le retint solidement.
L'un après l'autre, Manuel bascula dans le vide les sacs et la dame-jeanne au bout de son orin. Les soixante livres d'or tendaient la corde sans la rompre et les sacs restèrent suspendus contre la coque; en relâchant doucement le frein sur la traverse, ceux-ci descendirent lentement vers la mer.
Si en contrebas, un seul des panneaux de l’entrepont était ouvert, les matelots qui y prenaient sans doute le frais, auraient vu passer sous leur nez un véritable trésor!
Bientôt, un imperceptible bruit indiqua que les sacs atteignaient l'eau noire et Manuel lâcha le bout de la corde qui s'échappa. Les six premiers sacs devaient nécessairement couler à pic, entraînant la dame-jeanne qui surnagerait au bout de son filin, à quelques coudées au-dessus de la forêt d’algues qui allait protéger sa fortune.
Ce premier voyage d'or, Manuel escomptait bien le voir disparaître de la comptée à la barbe même des pirates et, peut-être bien, à celle du gouverneur Espinozza. Aussi, il prenait soigneusement des repères à terre afin de retrouver ultérieurement l’endroit précis où mouillait le navire. Pour cette part - sa part du trésor- il se débrouillera bien pour la récupérer plus tard si, toutefois, Dieu l'assistait encore un peu dans son affaire.
Son Dieu si bienveillant à qui il demandait bien des choses et cette nuit de fermer les yeux sur cette action douteuse...
Mais, était-ce vraiment voler que de voler un pirate?
Manuel défit le va-et-vient, récupéra la corde libérée et recommença sa manœuvre avec les six autres sacs. Il ne lui reste plus qu'à descendre son faix jusqu'à effleurer l'eau, ce qu'il fit sans attendre.
Les soixante livres d'or pendaient au ras des vagues, totalement invisibles depuis les hauts du bateau.
La première partie de son plan était exécutée, la rançon au poste convenu attendait d'être récupérée par le major du fort et ce dernier devait faire vite car le ciel s’éclaircissait de plus en plus au Levant.
* * *
Allongé sur le plancher de la cabine jonché des reliefs épars du dîner, Jonathan Smith, livide, geignait doucement. Aussi blême que lui, Somerset tentait de comprimer le flanc percé de son lieutenant à l’aide d'une étoffe précieuse.
Le gouverneur s'approcha du chef pirate. «Voilà capitaine! La rançon réclamée se mettra en route dès que nous agiterons le flambeau...
Comment allons-nous opérer l'échange?»
En dépit de l’affliction qu’il ressentait, l’Anglais réfléchit vite. Sa cause était entendue et son second quasiment mort. De plus, il ne disposait que de peu de temps car dès le jour, il devait lever l'ancre pour mettre suffisamment d'eau entre le fort et lui.
Il craignait l'arrivée d’une éventuelle escadre, dépêchée suite aux appels au secours du brigantin ou bien de quelques autres estafettes qui savaient courir vite dans ces moments-là. Le pirate décida donc de coopérer mais, en contrepartie, il exigea que son chirurgien tente de soigner son second qui perdait son sang en abondance. Il proposa sa formule aux Espagnols. «Nous ferons l'échange au petit matin...
Governor, vous embarquerez vos gens dans une chaloupe à bâbord pendant que je ferai hisser le coffre à tribord.
You, Mister inspector, vous vérifiez rançon with me and my men and after...
Que le christien’s God vous assiste!»
Le gouverneur et Manuel furent d'accord sur le principe.
Le temps que le coffre soit hissé à bord, la chaloupe sera rendue sous la protection du fort. Quant à Lanzada, une fois le chef pirate revenu au milieu de ses affidés, sa vie ne tiendrait plus qu’à un fil.
La chance de survie du Sévillan résidait dans le fait qu'il n'avait aucune valeur marchande, une évidence que tous les antagonistes savaient… Alors il ne risquerait que la rancœur du pirate... Peut-être, la pire des choses à redouter.
«Voulez-vous donnez les ordres pour l'échange, nous agitons la lumière...
Appelez également votre chirurgien pour votre subordonné. Bien entendu, vous resterez toujours au bout de nos pistolets!»
D’un chandelier d'argent, où se consumaient les dernières chandelles, Lanzada enflamma une étoffe et l’agita au dehors.
A voir l'effervescence sur la plage, les soldats comprirent le signal et bientôt le fanal de la chaloupe du major scintilla sur l'eau de la rade.
Somerset ouvrit la porte alors que l'escopette cachée sous la nappe était toujours braquée dans ses reins, la gâchette à portée de main de Fernando. Il aboya ses ordres, ce qui occasionna un indescriptible branle-bas dans les coursives et des cris nombreux dans la cabine voisine. Les pirates tirèrent du lit les prisonniers. Apparemment sans grande politesse pour leurs lignées en les couvrant d’injures, ils les poussèrent dans le couloir jusqu’au pont-mitan.
Le chirurgien du bord frappa à l’huis et on le laissa entrer.
L’homme, un petit nerveux, sec et fluet, portait un tablier de cuir tout maculé du sang séché des blessés de la canonnade de la veille. Dès qu’il fut dans les lieux Fernando dévoila son arme, ce qui clarifia immédiatement la situation.
Curieusement, la vue du pistolet braqué éclaira sa mine hâve d’un large sourire et le coquin devint loquace. Loin d’être impressionné, le carabin se montra volubile et déclara qu'il était Français et qu'on avait rien à craindre de lui car, tout pareillement à eux, il était aussi prisonnier des pirates.
Chirurgien, homme éminemment précieux pour qui courait les mers, il avait été repris aux Hollandais et déplorait son ennui de n'avoir pas encore pu rembourser en existences sauvées, le salaire exorbitant de sa spécialité... Il ajouta pour sa décharge, qu’étant “bon Français de cœur”, il haïssait les Anglais encore plus intensément que les Espagnols!
Sa hargne de l’anglais, il l’exprima immédiatement en retournant sans ménagement l'officier blessé qui râlait en se tenant les tripes.
Le lieutenant était d'une lividité qui contrastait avec les mains hâlées du chirurgien de marine. Allongé parmi les restes du souper, son sang inondait le plancher et se mêlait aux sauces grasses renversées.
Apparemment sans déplaisir, le chirurgien français trancha les attaches des brandebourgs de la veste croisée et déchira la chemise. Elle était aussi rouge que l’uniforme du sang qui pulsait avec régularité d'une ridicule balafre en haut du ventre pâle. A lui voir manier avec rudesse le blessé, chaque observateur pensa que le lieutenant ne devait pas faire l'unanimité des sympathies du bord. On douta même de la volonté que le chirurgien allait déployer pour le sauver.
Néanmoins, le Français déballa ses instruments d'une trousse de cuir. Bientôt s'alignèrent sur le plancher des pinces, des crochets effilés, des lames courbes et divers autres ustensiles effroyables… Tous destinés à extraire les dents et les balles, extirper, trancher et couper les chairs meurtries et le plus souvent, simplement à tailler les barbes. En fait, l’attirail habituel du barbier dentiste et chirurgien du bord, dont il remplissait toutes les fonctions. «Est ce grave, Señor chirurgien?» Interrogea le gouverneur.
«Pour Dieu oui! Excellence Gobernador, c'est une franche estocade!...
Une panse percée est toujours grave surtout si les tripes sont touchées…
On risque de le voir crever, sa bedaine toute envahie par sa pourriture!»
D’une bourre de coton tirée de la poche de son tablier ensanglanté, l’homme nettoya la ridicule plaie et ajouta dubitatif : «Si vous voulez mon avis, il serait plus chrétien de l'achever plutôt que de le voir souffrir des heures et des heures...
Je vais le recoudre, c'est tout ce que je peux faire pour lui!»
Du dessous de la table, le coquin débusqua un cruchon de ratafia dont il fit sauter le bouchon de ses dents jaunes. Il en ingurgita une belle lampée avant d’asperger d'alcool brûlant la plaie qui saignait à gros bouillon.
Il tenta de comprimer la blessure sous un drain d’étoupe avant de recoudre, sans réussir à juguler l'hémorragie...
L'anglais moribond se recroquevilla derechef en geignant.
«Cette garce de Camarde est plus rapide que moi!
Cela ressemble à l'agonie, son foie me semble touché et il se vide comme un goret!»
Aucun garrot ne pouvait contenir la vie qui s'enfuyait, même par une aussi minuscule blessure. Bien vite, les orbites des yeux délavés du jeune officier se creusèrent, il devint blafard et ses doigts aux ongles délicats griffèrent le bois ciré du parquet. Bientôt, exsangue, il se raidit dans un ultime râle.
«C'est fini!»
Après ces mots d’impuissance devant la mort qui venait de ravir sa proie, le chirurgien rabattit la chemise, se releva et se signa, suivi dans le geste de salut par le reste des observateurs.
Monsieur Jonathan Smith, capitaine en second de l'Asturias, vaisseau acquis à la flibuste, rendit l'âme à cinq heures du matin ce 10 mai 1652. Son âme noire de brigand monta rejoindre celle du pauvre capitan Fernando Ibañez Savilliana, l’espagnol qu'il avait occis tout à l'heure et qui l’attendait sans doute à l’orée des cieux pour se faire justice. Chacun pensa, qu’ici bas, la justice des hommes était consommée, que celle de Dieu allait, à présent, s'exercer dans l'éternité de l'Enfer.
Le commandant Somerset manifesta une réelle émotion.
Une tristesse incommensurable embruma ses yeux lorsqu'il clôt ceux, désormais sans vie, de son subordonné. En croisant les mains fiévreuses et blêmes du cadavre, de sa terrifiante face rouge, émana quelque chose qui ressemblait à de la tendresse.
Le chirurgien ramassa ses pauvres instruments, encore une fois inutiles. Cette vie qui venait de fuir entre ses doigts, s’il l’avait retenue, lui aurait à coup sûr fait recouvrer sa liberté...
Comme pour s’excuser de son impuissance devant la Camarde, il ajouta en mauvais espagnol, que deux marins et un passager étaient morts suite à la canonnade du brigantin, que sept autres pirates étaient blessés, dont deux brûlés, hélas bien mal en point.
Rude hécatombe que cette escale pour la flibuste qui infestait le navire!
Durant cette tragédie, Manuel, que le spectacle de la mort, fusse t’elle celle d'un pirate, ne ravissait pas, surveillait de la croisée l'arrivée de la chaloupe venant du fort.
Comme convenu, elle s'approcha de l'arrière du croiseur par son tribord. Lanzada distingua le major armé d’une gaffe lorsque le canot disparut de sa vue en passant sous l'aplomb de l'imposante voûte d'arcasse. Durant une courte minute, la barque serait masquée de la dunette; infime délai que le fonctionnaire sévillan espère suffisant pour récupérer les sacs pendus au ras de l'eau, les enfermer dans le coffre et cadenasser celui-ci.
Le soldat avait intelligemment soufflé sa lanterne, néanmoins, Manuel perçut les ondes de la manœuvre, clairement lisibles sur l'eau immobile. Une angoisse étreint soudain le fonctionnaire: le battement régulier des rames s’était arrêté...
Quelque chose ne fonctionnait pas et allait compromettre son plan...
Puis, après un instant qui lui parut une éternité, le clapot rythmé reprit, couvert au même instant par un vacarme en provenance du pont au dessus d’eux.
Manuel et le gouverneur, allèrent à l'autre fenêtre; alors qu’en bas, la barque réapparaissait déjà.
Le gouverneur ouvrit la croisée et approchant un candélabre de sa figure, se montra à l'extérieur alors que cinq toises plus bas, le major barbu leva le pouce en souriant légèrement… En un geste qui confirmait la réussite de la première partie de sa mission.
Hélas, le plus difficile restait encore à faire.
Sur le tillac, les dignitaires espagnols, retenus jusqu’alors au seuil de la coursive, venaient d’être alignés.
Suivant l’horrible habitude de la flibuste ils furent soumis à la vindicte de la racaille qui occupait le pont. A leur vue, les brigands vociféraient, hurlaient sans retenue, les prenant à partie sous des averses de grossièretés et de gestes obscènes.
Depuis le quartier de commandement, le capitaine Somerset entendit ses hommes s’échauffer. Il prévint les espagnols qu’ils devaient se dépêcher s’ils voulaient retrouver saufs leurs concitoyens.
Aussi, don Alezandro et Manuel Lanzada coiffèrent leurs feutres emplumés, réajustèrent leurs tenues et rendirent son sabre au chef pirate qui redevenait ainsi, le respecté commandant de l'Asturias.
Le dénommé Louis-Antoine Carqueiranne, le chirurgien de marine qui semblait prendre fait et cause pour les Espagnols, sortit en tête du quartier. Il était suivit du gouverneur, du capitaine pirate et de l'inspecteur général qui gardait la main à sa ceinture. La marche fut fermée par Fernando, son chapeau masquant à dessein son avant-bras armé.
Tous traversèrent le couloir encore sombre où des soudards aux vareuses anglaises cramoisies, de ceux qui avaient passé la nuit en faction devant leur porte, ouvrirent le chemin à grands coups de gourdin.
Sous les tropiques l'aurore blême s'établissait rapidement et le petit jour, chassant les ombres accrochées aux huniers, baignait d'un rose laiteux le haut des espars.
Sur le tillac, une bonne centaine de brigands, débraillés et sales, s'agitait bruyamment. Au bout de cette nuit d'attente, la vue des femmes prisonnières libèrait les pulsions sauvages de cette racaille, jusqu'alors contenues par on ne sait quel miracle. Déjà, des Valenciennes sont arrachées aux robes d’apparat et décoraient des crinières pouilleuses, alors que les dignes barbiches des notables sont tirées sans respect. Epouvantée par cette horde sauvage, la duègne hurla lorsqu'on molesta quelque peu le padre ventripotent.
Alors, debout sur la première bôme, une fripouille se débrailla et urina tout debout sur les dignitaires dans l'hilarité générale; vidant le mépris que contenait sa vessie sur les nobles têtes des représentants de la couronne.
Avec amertume, Somerset constata que son second manquait déjà. Sur le pont, la discipline britannique que Smith savait seul maintenir d’une poigne de fer, s’étiolait à vue d’œil. Le vernis anglais de son équipage craquait aux entournures et si le rhum, la poudre ou le sang réveillait sa férocité, tout restait à craindre!
L'irréparable se dessina lorsque des cordes descendirent des vergues, toutes ornées du nœud coulant du gibet...
Aboutissement logique de toute existence dans cet univers de scélérats.
La tension monta encore d'un cran lorsque dans la bousculade, les prisonniers sont poussés et tirés, à hue et à dia jusqu'à l'aplomb des collets, en une funeste mise en scène. Jusqu'alors supportable, la comédie grotesque devint une tragédie qui allait amener inévitablement les otages au massacre. Somerset sentit grandir la folie collective de la vermine qui composait son équipage et discerna en l'instant, l'ultime limite de son intervention. «Hey, Sir!... Please, vous donnez a gun à moi pour intervenir immédiatement for security de vos men!...»
«Votre parole d'officier britannique, capitaine!» exigea le gouverneur.
«Hey, governor, mon parole rien changer à l’affaire!... Pressons-nous, les vôtres vont en pâtir!»
Le rouquin se retourna, prit un mousquet des mains de l'un de ses fusiliers et en deux enjambées, grimpa vers la dunette de timonerie. L'inspecteur et Fernando le suivirent dans l'escalier.
En bas, le feutre noir orné de rubans venait d'être ôté au dignitaire le plus âgé et la corde s'ajusta autour du noble col de dentelles. Don Caramillo de Talavera sentait la mort se nouer autour de son cou et il pria les yeux révulsés tournés vers le Ciel.
Les “hourras” de l’engeance flibustière surpassèrent les cris désespérés de doña Isabella Inès. Alors qu’à genoux, elle implora grâce pour son pauvre époux aux pieds d'un terrible colosse qui semblait diriger la manœuvre. Epouvantées, les jumelles suppliaient du regard le capitaine anglais imperturbable en haut de la passerelle. Soudain, la rumeur s'enfla et des mains multiples raidirent la corde... Le vieux comte fut soulevé une fois du sol, quand des insultes et des coups furent échangés dans les rangs, en une courte échauffourée qui détourna l'attention des pirates... Et, les mains meurtrières de lâcher leur auguste fardeau qui retomba lourdement sur le pont!
Curieusement, le spectacle du supplice d’un Espagnol était si prisé de ces canailles qu’il accaparait leur vigilance et personne ne s'occupa plus de la barque qui amenait la présumée rançon depuis le fort.
Aussi, le major barbu prit pied sur l'échelle à tribord, alors que ses rameurs repoussèrent la barcasse du flanc abrupte du navire. Le soldat escalada la coupée et apparut dans sa grande cuirasse, à l'arrière des bandits. Il avait son mousquet chargé et deux gros pistolets glissés dans ses basques.
Une nouvelle fois la corde se tendit, relevant par le col le pauvre comte effondré.
Don Manuel vit le major en même temps que le capitaine pirate.
Qui, des deux, épaula le premier? Nul ne le saura jamais mais les coups partirent ensemble et de la basse vergue qui servait de gibet, un corps bascula sur la foule énervée, foudroyé par deux balles.
Don Caramillo de Talavera retomba sur le tillac une ultime fois et la corde, que personne ne tenait plus, s’échappa de la vergue.
Le major barbu jeta son mousquet vide et les pistolets aux poings, il monta sur le bastingage. Du lieu, il surplombait la foule des forbans médusés par la mort qui venait de frapper l'un des leurs. Par chance, l’espagnol se trouva proche d'une couleuvrine, un énorme mousquet monté sur pivot, qu'il retourna vers la horde déchaînée.
Calmement, il posa son pistolet sur la mèche qui dépassait de la lumière, attendant le moindre signe d’assentiment de la tête du gouverneur, qu'il interpréterait comme l’ordre d'ouvrir le feu.
En cet instant crucial, le capitaine Somerset sentit la fureur gagner son équipage et le courroux s’emparer du tillac. On était à deux doigts du carnage, aussi, mettant ses mains en porte-voix, il se mit hurler :
«Matelots de l'Asturias, silence, silence!»
Il n’obtient le calme qu’en tirant un autre coup de feu en l’air qui tétanisa les pirates décontenancés. «Ecoutez-moi, tas de fripouilles! La chaloupe vient d'apporter la rançon en paiement de nos prisonniers...
Yes, la rançon vient d'arriver et que tous se préparent à l’accueillir dans les règles!»
Une indescriptible cohue transporta les hommes sur tribord.
Tous se penchèrent pour voir le canot qui transportait leur butin. Brusquement, la fureur se changea en allégresse et aussi vite qu’elle s’était emparée d’eux, tous oublièrent leur mauvaise humeur pour exulter leur liesse. Certains se jetèrent à l'eau ou y tombèrent, boutés par l'ivresse générale de l’or si proche qui ensorcelait déjà les gredins.
L’aube éclairait d’une lueur blafarde la chaloupe espagnole qui était maintenue éloignée de la muraille par deux rameurs peu rassurés. Elle contenait un coffre clouté, entouré d'une chaîne épaisse.
Profitant du changement soudain d'intérêt qui délaissait les otages dans un coin du pont, le gouverneur don Alezandro les regroupa, aidé par le chirurgien français qui se démena pour les réconforter. «Pressez-vous Messeigneurs! Allez vite de l'autre côté et descendez l’échelle, un canot y est amarré!»
Effectivement, le canot du messager était resté à poste près de la coupée bâbord.
Les otages ramassèrent leurs plumets et une fois coiffés, relevèrent la tête derechef… Comme il sied si bien à des nobles de leur rang.
Leur incorrigible arrogance repris le dessus, chassant l'humilité jusqu’alors de mise. Pourtant cette fois-ci, ces dignitaires guindés étaient passés bien proches de l’issue de leurs glorieuses vies!
Tous s'empressèrent et entreprirent la descente pentue vers la chaloupe en contrebas; portant et tirant le pauvre comte rescapé du gibet encore fortement commotionné.
Le capitaine Somerset et Manuel Lanzada redescendirent l’escalier à volutes qui reliait la première dunette au maître-pont.
Le chef pirate fit un signe à Le Ghien, son premier quartier-maître et des coups de sifflet stridents retentirent.
Quelques fusiliers se remettent aux ordres, rectifiant leurs tenues débraillées et chargèrent des mousquets distribués à la hâte. Bien vite, la cavalcade des marins armés ramena un semblant d'ordre sur le pont.
Exigeant le silence, Somerset harangua l'équipage pour le reprendre en main.
«Hey, boys! Reculez jusqu'au mât, nous allons vérifier la rançon!»
Les soldats en vareuses rouges firent mine de mettre en joue la masse agitée des flibustiers. En maugréant, celle-ci recula jusqu’à la rambarde du gaillard-d’avant. Pour mieux voir, beaucoup s'agglutinèrent sur l'emplanture énorme du maître-mât alors que d’autres grimpèrent aux échelles de haubans avec l’agilité des singes, jusqu’aux plus basses vergues.
La bôme d'artimon -celle qui a manqué devenir le gibet du vieil hidalgo- pivota, activée vivement par des bras multiples. L’extrémité de l’espar était équipé d’une poulie double et d’une manœuvre courante qui en faisaient un fort bras de charge qui venait surplomber la mer et la barque espagnole.
Ne lâchant pas ses pistolets, le major barbu ordonna à ses nageurs de s'approcher de la muraille pour recevoir le filin.
De son maigre poids, un pirate acrobate pesait sur la descente du palan, trop lente à son gré, alors que les autres commentaient la manœuvre. Bientôt ses pieds affleurèrent le franc-bord du canot, touchaient le coffre et se posaient sur le banc de la chaloupe qui tressaille sur l'eau tranquille. Les rameurs se contentaient de maintenir la barque immobile, alors que l'agile gredin, par un rapide nœud de chaise, lia le cordage à la chaîne. Le bras du palan se tendit sous la charge quand les pirates, tirant une fois encore à hue et à dia, s'attellèrent à hisser le coffre que chevauchait le matelot hilare.
Pressés par le gouverneur sur l’autre bord, les dignitaires rescapés achevaient d’embarquer. Fernando et le dévoué chirurgien ont descendu, à dos d'homme, le malheureux comte don Caramillo de Talavera dont la malingre constitution oscillait entre la vie et le trépas. Doña Ines, sa mujer éplorée, trempait sa mantille dans l'eau de mer pour baigner sa figure cramoisie et son cou strangulé.
Le padre tassa sa graisse meurtrie entre le banc et l’avant relevé du canot, alors que les jumelles, pâles comme des porcelaines sous l’aile ébouriffée de leur gouvernante, essuyaient de leurs dentelles les larmes qui mâchuraient leurs semblables figures. Les lourdes robes castillanes qu'elles portaient pour la fête burent en abondance l'eau accumulée au fond de la barque.
Après avoir recompté son monde, le gouverneur monta en dernier. Fernando, son “criado” et le chirurgien de marine se mirent aux avirons et l'esquif surchargé s'éloigna de la coque sombre dans un immense soupir de soulagement.
Pendant ce temps, le coffre de la rançon, toujours chevauché par le braillard, émergea à la hauteur du pont. Alors, sous les hourras et les sifflets de tout l'équipage, le bras de charge pivota en couinant sur son vit.
Un instant, la malle cloutée resta suspendue à son palan et s’égoutta sur les trognes épanouies des pirates. Bien vite, des bras nombreux contrôlèrent sa descente et l'amenèrent au centre du grand trappon en caillebotis qui assurait le jour et l'air frais aux ponts inférieurs.
Après le vacarme et les cris tonitruants qui ont accompagné son ascension, le silence s’installa quand on déposa le coffre avec précaution et que vingt mains s’appliquèrent à le remettre d’aplomb.
Maintenant que la rançon était à bord plus rien ne retenait Somerset ici et, avant toute autre chose, il donna ses ordres afin que l'on déferle les voiles et que l'on se prépare à prendre la mer dès l'arrivée du premier souffle. L'endroit n'étant pas sûr, son salut se trouvait au large.
L’appareillage sifflé repoussant l’ouverture du coffre, il attira mille grognements des gabiers et des marins. En conséquence, la manœuvre fut exécutée en un temps record. A présent, il faisait grand jour et on moucha les lanternes, certain que chacun pourra voir et s’assurer de la régularité de la comptée qui approchait.
Suivant un rituel bien établi, renouvelé à chaque évaluation des butins, les soldats se postèrent de part et d'autre de la malle, leurs mousquets pointés vers l’assistance de plus en plus pressente. La racaille, qui connaissait la sanction que de troubler ce moment essentiel, s’écarta et grimpa dans les hauteurs.
Somerset et le Sévillan traversèrent le pont libéré et rejoignirent le bosco principal Le Ghien, l’élu de l’équipage qui représentait les intérêts des marins embarqués.
Le major barbu sauta de son perchoir et remit à Lanzada la clé du cadenas qui entravait la chaîne du coffre.
Ensuite, il retourna en poste à l'arrière de sa bombarde, toujours pointée vers les forbans, à présent réunis en troupeau attentif.
Le fonctionnaire sévillan, avant d'ouvrir le coffre, souhaita intervenir. Par quelques mots, il escomptait gagner les instants nécessaires afin que la chaloupe des otages arrive hors de portée des canons du vaisseau.
Une sueur glaçant son dos, il prit la parole et rappela à la racaille qui l'entourait, les termes de la loi qui condamne la piraterie. «Capitaine Somerset! Au très saint nom de la Couronne du roi Philippe, qu'humblement je représente ici, je vous rappelle une dernière fois que vous vous rendez coupable d'un acte de piraterie qualifiée!»
Derechef, les pirates se remirent à jurer, à vitupérer, à fulminer et depuis les hauts quelques crachats pleuvent... Mais, les chiens des mousquets que l'on arme ramenèrent le silence. «Je vous en conjure, Messieurs et je le répète, il s’agit d’un acte très grave punissable du gibet sur toutes les mers du monde, pour vous Commandant et pour chacun de vos hommes!»
Le ton des injures s’amplifiait, la colère qui embrasa les pirates fit vomir des insultes contre l'Espagne, sa couronne, son roi et le reste de la terre. Les “tuniques rouges” agitèrent les gueules menaçantes de leurs mousquets, alors que le bosco principal, garant de l'ordre et de la discipline, réclama le silence et l'attention aux choses graves qui allaient se dérouler.
«Capitaine, tant que ce coffre n'est pas ouvert, il vous reste une chance de tous vous sauver.
Les otages viennent d'être relâchés et je suis prêt à oublier toute cette affaire!»
Sans vraiment le savoir, Lanzada venait de mettre dans la cible. La gravité de la question posée qui engageait le devenir de ses hommes, impliquait que le chef pirate mette “aux voix” le sort définitif de la rançon; selon les coutumes démocratiques des Frères de la Côte, seules règles que les flibustiers embarqués à ce bord, respectaient encore. Tous se mirent à crier lorsque Somerset se tourna vers eux, afin de recueillir leur verdict. L'odeur de l'or à portée de leurs mains fut la plus forte; elle masqua celle de la mort, omniprésente. Même, l'horrible perspective du gibet ne gênait pas ces canailles qui n'eurent pas la moindre hésitation et votèrent à l’unanimité, l'ouverture immédiate du coffre . De la mort, cette engeance n’en avait que faire; tous la côtoyaient chaque jour et copulaient avec elle. La Camarde avait frappée hier, aujourd’hui et cette nuit encore, elle faucherait son lot d’estropiés, venant toujours prélever sa funeste pitance dans les rangs épais de la flibuste. Vivant intensément l’instant, tous ricanaient de leur bonne fortune qui les avait fait à l’aube de ce nouveau jour, échapper à la “grande dévoreuse”.
Pareillement, cette vermine se réjouissait de la mitraille qui décimait ses frères, ses compagnons, ses amis et la mort, là encore, était leur alliée car elle augmentait d’autant les parts de butin de chacun des survivants!
Avec un tel état d’esprit, aucun des pirates n’envisagea de voir repartir le trésor espagnol ; déjà que beaucoup se demandaient où étaient passés les otages. Certains manifestèrent leur mauvaise humeur quand ils s’aperçurent que la barque ennemie venait d'arriver au pied du fort. Mais on oublia vite les prisonniers pour se concentrer sur le butin. Les yeux rivés sur le coffre, ces forbans estimèrent que les préambules avaient assez durés et tous insistèrent pour qu’on en finisse avec les palabres. Quand, allait-on se décider, enfin, à ouvrir cette fichue malle... En deux mots, tous exigeaient leur part du butin qu'ils réclamaient depuis si longtemps.
Là-bas au “Bon Refuge” de Basse-Terre, à Palmiste, où convergeaient toutes leurs pensées, cet or leur permettra toutes les débauches, toutes les orgies imaginables, dans les bordels fabuleux de la comtesse Hermione où les attendaient les merveilleuses filles de la Tortue.
«Hey, Mister le fonctionnaire du roi, je vous le répète aussi, quelque part I am leur otage...
Assez lambiné, je conseille vous de céder vite à leur attente et d'ouvrir ce coffre-fort sans délai!»
Déjà la clé tourna dans le cadenas, libérant au second tour l’axe d'acier qui retenait les maillons de sa chaîne. Alors, la canaille oublia toutes les vicissitudes de son état lorsque l’Espagnol rabattit le couvercle du coffre. «Voici le prix de votre forfait, Capitaine!
Des sacs de cuir frappés aux armes du vice-roi de Lima, tous de dix livres justes et contrôlées. Soit soixante livres d'or pur!
Cela couvre largement vos dépenses et doit contenter vos hommes!»
Les forbans restèrent muets et l’étau de leur cercle se resserra quand le Sévillan dénoua la ganse d'un sac et fit couler sur le couvercle de la baille à eau du pont, un dé de poudre étincelante...
Soucieux de ses prérogatives d’élu, bosco Le Ghien repoussa ses compères de son gourdin. Une fois l’assistance médusée suffisamment éloignée, il compta les sacs, les soupesa, en ouvrit un autre au hasard et goûta l'or. Enfin, le palais du rustre satisfait du goût et du grain, le Breton se retourna vers ses hommes et les rassura sur l’indéniable qualité de la rançon.
Après un léger flottement, les brigands laissèrent éclater leur joie...
Et, avant qu'ils ne se servent d’eux-mêmes, Samuel Georges Somerset, qui se tenait en retrait de la scène, les fit refouler par les mousquets de ses fusiliers et s’approcha du coffre ouvert.
C'est alors, qu’ébahi, le capitaine pirate toucha les sacs, les retourna et reconnut une part de son propre trésor... L’anglais manqua de s’étrangler et crucifia l'Espagnol du regard! Il les recompta et constata qu’il lui manquait soixante livres d'or...
La moitié de son propre pactole s’était volatilisé dans la bagarre! Pourtant, il avait vu, de ses yeux, son trésor personnel partir au complet attaché à la corde!
Cramoisi de colère, il allait donner l'ordre de s'emparer du fonctionnaire... Mais, il se ravisa quand il soupçonna sous le feutre de celui-ci, le canon d’un court pistolet prêt à faire feu.
Toujours juché sur la balustrade, par son instinct inné de guerrier, le major espagnol estima le risque que courait soudainement son supérieur. Aussi, il fit pivoter l’espingol menaçante et aligna le chef anglais sous la couverture meurtrière de l'arme.
Bien que pensant ses chances de salut bien étroites, l'inspecteur général conseilla au capitaine de les laisser partir sans ennui. «Capitaine, la rançon est payée, je vous dispense de m'en établir reçu...
Regardez vos hommes, ils sont ravis de l'issue...Soyez beau joueur!»
Le pirate fulminait... «Mister le fonctionnaire du roi! Vous avez a good luck, il n'est pas certain qu'elle continue toujours à sourire à vous...
Vous gagnez cette manche... Mais nous nous retrouverons bientôt et vous dégorgerez mon or que vous venez de donner à ce ramassis de fripouilles!...Disparaissez de ma vue avant que je ne change d’avis!»
La tignasse rougeoyante de colère, Somerset fit refermer et emporter le coffre; repoussant à plus tard la distribution, lorsque tous seraient au large et en sûreté. Dans l’immédiat, le salut de l'Asturias imposait la fuite et dès la première ride sur la rade au pied de la citadelle, il ordonna l'appareillage.
Le major arracha la mèche du mousquet et le museau de la grosse arme retomba vers la mer. Manuel Lanzada remit son feutre, son court pistolet à sa ceinture et descendit, sans hâte, l'échelle du bord. Le major barbu le suivit à reculons, protégeant leurs arrières.
Ils prirent pieds dans la barque, toujours maintenue par les rameurs inquiets et s'éloignèrent rapidement de la muraille noire. En l’instant, ils eurent à craindre la terrible rancœur de l’Anglais qui pouvait couler leur esquif d'un seul coup de canon… Mais rien de fâcheux n'arriva.
Les pirates hissèrent les voiles et entonnèrent une chanson de victoire avec des beuglements de sauvages qu’ils étaient.
Le soleil aveuglant pointait à l'horizon et ses premiers rayons frappaient les hauteurs des gréements. La flamme rouge et noire du capitaine flibustier flotta imperceptiblement en accrochant, là-haut, le premier tressaillement de l'air encore immobile au ras de l'eau.
Le lourd vaisseau pivota lentement sur son axe, offrant sa proue majestueuse au vent léger du large et se plaça en travers de la passe. Ses sabords, regorgeant d’airain, regardaient vers le fort, bien au-delà de la portée des antiques bombardes du gouverneur.
Par la grâce de Dieu qui tempéra l’ire de son commandant en ce jour béni, les soixante-huit canons de l'Asturias restèrent muets.
A force coups d’avirons, la barque des espagnols s'éloigna du navire et du danger. Alors, Manuel Lanzada sortit de son habit le maroquin de cuir qui serrait ses papiers de haut fonctionnaire.
En fait, il n'était pas mécontent du tour qu'il venait de jouer au pirate anglais et sourit, même, de l’heureux dénouement de cette aventure.
Là, connue de lui seul, flottant quelque part sous la surface ridée des eaux, un cruchon de ratafia balisait l'autre partie du trésor de l'Anglais...
Celle qui lui revenait! Ses soixante livres d'or pur seront en sécurité sous quelques toises d'eau. En attendant qu'il revienne les chercher, ils resteront à l'abri des regards des envieux, tout au bout de la corde tendue vers les profondeurs.
A terre, sur la grève, les indigènes matinaux on put assister à l’effusion de joie des nobles personnages libérés. Leur liesse fit oublier un instant le protocole : On embrassa les soldats éberlués et on dansa une farandole sur le ponton branlant. Chacun félicita le gouverneur pour sa ténacité et l'inspecteur général pour son courage.
Carqueiranne le Français, aidé du “criado”, soutenaient le vieux dignitaire chancelant mais ravi d'être toujours de ce merveilleux monde.
Ils durent frictionner le corps transi du vieux comte qui, une fois réconforté et ragaillardi, promit d'en dire un mot dans les hautes sphères…
Lorsqu'il serait en état de le faire, c'est-à-dire lorsqu'on serait enfin arrivé au bout de ce bien fâcheux voyage.
En lieu et à la place de l'action de grâce, du Te Deum pourtant mille fois promis si l'on s'en sortait, le confesseur, engoncé dans sa soutane trempée jusqu'à la taille, dansa gaillardement avec la duègne.
La drôlerie de la scène tira des applaudissements nourris des soldats et des supplétifs indiens qui venaient se joindre aux réjouissances; tous s’esclaffèrent des trémoussements paillards qui reniflaient le soufre.
Indifféremment, les dignitaires pleurèrent de joie et de soulagement, à peine fatigués de cette nuit agitée.
Quant aux deux superbes sœurs, tous les hommes présents prêtèrent plus d'attention à leurs rondes et blanches épaules que laissaient voir les mantilles abandonnées sur le sable, qu'au véritable baiser d'adieu qu'elles adressèrent, avec regret, à l'attention de l'Asturias qui s'éloignait...
D'ailleurs personne, à l'exception de “leur cher oncle Samuel”, ne pouvait évidemment le comprendre.
* * *
Calfat : Braie ou bitume employé pour l’étanchéité de la coque.
Orin : Bouée reliée à l’ancre et indiquant la position du mouillage.
Emplanture : Embase renforcée du mât à l’endroit où il traverse le pont supérieur.
Vit de mulet : Pièce de forme suggestive qui articule la bôme sur le mât.
Choix de préférer la rançon : Par cet acte irrémédiable, ils se déclaraient “pirata” et non “corsear” et, implicitement, se condamnaient au nœud coulant de l’échafaud qui enserrerait leur gosier un jour ou l’autre!
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