GOBERNADOR * LE VISITEUR SEVILLAN
CHAPITRE IV
Quelques jours avant, à Séville.
E n ce milieu d'après-midi maussade, un coursier apporta à Manuel Lanzada un pli important.
Il émanait de l'administration générale du Royaume et arrivait en droite ligne de Madrid.
Il n'aimait pas recevoir ce genre de missive. Généralement, elle n’apportait que désagréments dans l'organisation bien réglée de sa vie.
Effectivement, sa lecture confirma l’ordre formel qu'il redoutait :
« Le porteur, Manuel Lanzada I Pasao, Notre très dévoué,
En la charge d'Inspecteur Général du Trésor et par Ordres de nos plus hautes Instances du Royaume. L’ordre formel lui est donné de quitter Séville sans délai pour rejoindre les colonies de la Couronne des Indes Occidentales.
Une fois rendu sa mission exceptionnelle consistera aux contrôles des comptes de tous comptoirs et dépendances des Gouverneurs - ci-dessous désignés- et d'en percevoir les redressements s'il y a lieu, en tout état de cause, d'en établir rapport en notre Conseil.
Tous moyens et défraiements pour nos commandements lui sont dus, toutes mesures pourront être ordonnées par le Porteur aux Autorités afin qu'il s'acquitte, devant Nous, de cette mission de la plus haute importance pour l'intérêt de la Couronne»...
Suivaient quelques noms de gouverneurs inconnus de colonies lointaines.
L'ordre était abondamment signé, illisiblement mais de façon conjointe par des dignitaires du Conseil Général des Indes et des Finances, les plus hautes instances du Trésor dont il dépendait directement. Les cachets et timbres officiels témoignaient de l’incontestable authenticité de l’ordre royal.
Sur ces entrefaites, son vieux domestique le prévient que le caballero Sylvio Manrique da Silva, l’ami portugais de Monsieur, vient d'arriver et l’attend au salon.
«Mon ami!...» dit-il en serrant Sylvio dans ses bras...
«Tu arrives juste alors que j'apprends mon prochain départ pour les Amériques! »
«Mon cher, point de larmes! Voici une excellente nouvelle qui va se fêter!
Les Amériques feront enfin ta fortune; celle que tu côtoies tous les jours sans jamais en retenir la plus petite miette!»
«Hélas, mon cher Sylvio! Sous l'apparence d'une promotion enviable, j'ai l'impression qu'il s'agit, bel et bien, d'une mise hors course pour ne pas dire, d'un véritable éloignement des affaires!»
Manuel Lanzada resta un instant songeur : Il avait effectivement toutes les raisons de croire à sa mise à l’écart. A moins, plus simplement, qu’il fut devenu par sa charge, l'instrument indirect de quelques obscures vengeances. En tout état de cause, il ne pouvait se soustraire à cet ordre et devait, sans attendre, faire préparer ses malles pour un voyage de plusieurs mois.
L'après-midi tirait à sa fin et la venue de son ami Sylvio da Silva, noble et riche Portugais oisif, insouciant et plein d'entrain, mit un accent de gaieté dans cette journée morne.
« Mon ami, quelle merveilleuse aventure que ta nomination aux Indes!
Sortons fêter cette grande nouvelle qui va changer ta vie...
Tiens, allons souper à l'Albergo de l'Espuela, les filles de Mercédès t'égailleront!»
Le fonctionnaire ôta son habit sombre et sa “golilla ”pour enfiler, sur sa culotte, une chemise à rabats de dentelles et un pourpoint en velours grenat.
Il remit son épée au côté et une cape sur ses épaules; pèlerine encore supportable en cette fin d'hiver.
En riant, les deux hommes descendirent l'escalier aboutissant dans le patio verdoyant de la maison andalouse.
En bas, devant la porte de la luxueuse habitation de fonction de Lanzada, la voiture de da Silva barrait la ruelle. Ils partirent au pas allongé du superbe attelage vers le quartier Santa-Cruz, dans la vieille ville et ses «maisons charmantes».
Mercédès Albajantez tenait une maison de qualité, située à mi-distance entre l'auberge et la maison galante.
Lieu huppé, fréquenté par la noblesse et les riches cargadores, dont Sylvio Manrique da Silva était un grand habitué. Aussi, il embrassa la tenancière comme une vieille amie et une fois qu'elle eut pris quelques nouvelles sur sa santé, elle ordonna à un serviteur noir de conduire ses hôtes vers un salon privé afin d’y souper confortablement.
Les compères longèrent des couloirs -aux carreaux cirés de terre blonde- où s’alignaient des portes mauresques, toutes en fin moucharabieh de cèdre, qui occultaient des alcôves discrètes et parfumées.
Chaque petit salon, d'une grande élégance, s'ouvrait sur un patio fleuri selon la saison et le leur, situé à mi-étage, frôlait les frondaisons odorantes des orangers. Au centre de la cour carrelée -aux pieds des agrumes taillés en boules- l’eau bruissait doucement dans une délicate vasque d’albâtre.
Le domestique -un nègre huilé éminemment gracieux- guida les deux compañeros vers l'alcôve favorite de da Silva. Son entremise lui rapporta une piécette dorée, les vellons de cuivre-réservés aux usages vulgaires de la populace- étaient interdits dans son établissement.
Sachant bien que « les élégants caballeros et doñas galantes » qui fréquentaient sa maison seraient vite dévêtus, Mercédès avait fait ajouter une petite cheminée en faïence dans chaque alcôve. Elle dépareillait un peu avec le décor arabe mais apportait un confort appréciable au lieu.Toujours silencieux, l'éphèbe alluma un minuscule feu aux flammes claires qui crépita. Puis, dans un déploiement de salamalecs il se retira en refermant les battants en claustras turlupés sur l'intimité des hidalgos.
Les deux amis s'installèrent joyeusement sur les coussins moelleux qui meublaient la pièce à la mode musulmane. Sous leurs pieds, le sol ambré disparaissait sous les couches chamarrées de tapis berbères. Partout, des tables hexagonales en cèdre sombre soutenaient des plateaux de cuivre ouvragés et, sur chacun d’eux, des coupelles pleines de douceurs aux amandes et au miel invitaient à la gourmandise. De chaque côté de la pièce, les convives pouvaient s'allonger sur des banquettes faïencées recouvertes de profondes litières et de coussins, que protégeaient des pentes de tulle diaphane. Un indispensable rempart contre les moustiques et les maringoins du Guadalquivir et qui isolaient aussi les noceurs des regards impudiques du voisinage.
Depuis la Reconquista, la mode de ces maisons mauresques avait traversée les siècles sans altération et dénotait la nostalgie des Andalous pour l'art de vivre raffiné de leurs anciens maîtres Musulmans.
Au dessus d’eux, tendue entre les débords des toitures, une grande bâche clôt la cour en retenant la chaleur et abritait des intempéries les spectacles offerts aux clients. Là aussi, des lampes à huile brûlaient dans de grandes lanternes quasi transparentes, tant était fine leur dentelle de cuivre rouge. Pendues au plafond des alcôves, leurs flammes discrètes concouraient également à adoucir l'atmosphère.
Dès le vestibule, Manuel et Sylvio se sont débarrassés de leurs épées, armes encombrantes totalement inutiles dans cet endroit parfaitement gardé et assurément plus propice à d’autres charmants duels.
Bien qu’étant encore au début du mois de mars, ils se sont installés près de la balustrade qui domine le patio où d'imposants braseros coloraient leurs figures. Sylvio ouvrit le portillon tarabiscoté d'un brule parfums qui fumait à peine et ajouta une pincée d'aromates. Aussitôt, l’encens grésilla en exhalant ses senteurs d'Arabie...
Pays magique où-par les sens- ils furent transportés en l’instant.
Dans le patio en contrebas, des musiciens -aux grands turbans noués à la Turque- prenaient place sous les orangers. Bientôt, leurs fifres, qu'accompagnait une viole aigre, allaient distiller en sourdine des mélodies orientales pour la plus grande satisfaction des convives. On gratta à la porte et Da Silva ouvrit l’huis ouvragé.
Deux jeunes filles se glissèrent sans bruit dans l'alcôve. Pudiques, elles avaient le visage et les épaules masqués de voiles; seuls leurs yeux rieurs restaient visibles. «Entrez mes douces colombes!
Venez donner de la joie et du bonheur à un futur grand voyageur!
Entrez, entrez donc!... »
Le nègre efféminé suivait de près les galantes. Il entra derrière elles et disposa sur les tables basses des aiguières de vins corsés de Grenade et des “tapas aperitivos” relevés. Les premiers verres aux pieds élancés furent remplis par l'esclave qui toussota avant d'annoncer ce que sa maîtresse proposait pour souper : Des pigeons au sang, du petit gibier flambé au Jerez, des poissons blancs du fleuve farcis aux amandes. «C'est très bien, Amadeo!
Mais un peu plus tard, amenez-nous plutôt de ce merveilleux vin français qui pétille et fait roucouler nos tourterelles!»
Amadeo s'inclina et quitta la pièce en refermant la porte légère. «Approchez-vous! Venez mes douces compagnes, que je vous présente mon ami, presque mon frère, don Manuel!»
Sans plus de protocole que la grâce suave d’un nuage de parfums, les jeunes filles s'approchèrent en riant. En découvrant l'air intimidé de don Manuel, l'une d'elle caressa du revers de sa main ambrée, la figure anguleuse à la barbe naissante. Ce geste tendre dérida la face sévère du fonctionnaire et un reflet des torchères accrocha sa canine aiguë.
Sans autre préambule, Sylvio da Sylva attira vers lui la seconde odalisque reconnaissant, dans l’échancrure des voiles un instant écartés, la toison rousse de sa putain préférée.
Dans le patio éclairé à giorno par de grands flambeaux, la nuit était totalement tombée. Dans l'ombre propice des alcôves voisines, on devinait de nombreux couples enlacés... et même d'élégants solitaires qui adressèrent des signes équivoques aux deux compagnons...
En excellente compagnie, nos amis n'avaient aucune envie de la partager avec quelques bellâtres farineux; même s'il s'agissait d'ambassadeurs du Roi de France ou du grand Mogol!
Les garçons vidèrent un carafon de vin grenat et patientèrent jusqu'à ce qu'Amédéo apporte une étrange bouteille au col fin curieusement ligotée. Le serviteur défit une attache compliquée, geste qui libéra les forces contenues dans la bouteille en expulsant le bouchon et un long trait de mousse. Il approcha l’une des flûtes du plateau et y versa une larme afin que Sylvio puisse goûter le breuvage délicat. «C'est vraiment un nectar d’évêque qui coule dans ma gorge, une invention diabolique de ces coquins de curés!... Mon bon Amadeo, sert nous vite de cette merveille!»
Les jeunes filles battirent des mains de bonheur alors que le Portugais leur tendit galamment les coupes effilées. L'or pâle du breuvage pétillait dans le cristal et pour le boire, elles dénouèrent leurs mousselines légères.
Manuel fut émoustillé par la beauté du jeune visage, par l'amorce de la gorge qui venait de se dévoiler. Autour du verre, les lèvres carminées de la jeune femme dessinaient une courbe régulière, gourmandes d'accueillir le vin ambré; et, sous la peau fine du cou gracile, la glotte ponctuait chaque gorgée avalée. Une légère rosée apparut alors aux pommettes de la belle qui clôt ses cils de plaisir.
Il effleura sa nuque aux fins cheveux et du doigt, suivit le galbe velouté de son épaule jusqu’aux rondeurs délicieuses qui se montrèrent, naturellement, lorsque la mantille glissa et découvrit les richesses de sa jeune poitrine. La jeune berbère ria de toutes ses dents -alignées comme des perles- et noua ses bras parfumés autour du cou du fonctionnaire qui s'abandonna à sa conquête. Ensemble, ils basculèrent dans les épais coussins de la couche orientale et les voiles, une fois retombés, dissimulèrent leurs caresses aux regards envieux des autres clients.
En contrebas, dans le patio éclairé, les musiciens haussèrent le ton quand les danseuses berbères sortirent de l'abri des paravents. Du rythme des tambourins et des grelots de leurs chevilles, les mauresques -aux hanches pleines- cadençaient la mélodie aigrelette des vielles. Alors, leur danse impudique agita les pièces d’argent de leurs colliers et le cristal à facettes, de leurs nombrils, renvoya vers les spectateurs accoudés des millions d'étoiles volées aux candélabres.
Bien qu'abhorrées par l'Eglise et prohibées dans tout le royaume, le public huppé de la maison Albarantes adorait ces danses sensuelles et dénudées, héritées des anciens maîtres maures, grands connaisseurs. Toutes les interdictions étant instituées pour être tournées par les puissants, ici, chez Mercédès, on s'en donnait à cœur joie.
Toutefois, lors des fêtes et férias officielles où l'Archevêque était invité, ces danses se muaient en une version andalouse, «la Saviliana», qui s’exécutait alors en robes longues à multiples volants. L’hypocrisie de circonstance faisait que chaque Sévillan imaginait, sous l'étoffe, les mouvements provocants des ventres qu'il venait y voir et qui plaisaient déjà énormément à ses prédécesseurs arabes.
Ces Arabes sensuels et raffinés par l’artifice mouvant des voiles diaphanes, avaient su braver leur religion si chaste pour continuer d’admirer la perverse beauté des femmes. Et, en contrepoint, les Andalous de se moquer ainsi depuis des lustres, encore et toujours, de la pruderie des Castillans et surtout de leur lourdeur imperméable aux grâces des formes de ces corps si beaux, que leur mode teutonne des vertugadins faisait disparaître sous des damas toujours plus épais.
Sylvio et Manuel éprouvèrent leur premier plaisir de la soirée et, ils en étaient à remettre de l'ordre dans leurs chemises, lorsqu’Amadeo amena le souper. Les compañeros repoussèrent le plateau de verres renversés et recouvrirent les corps alanguis de leurs odalisques des fourrures douces des litières.
L’esclave avait le corps huilé et chacun des muscles de ses épaules roulait sous sa peau d'ébène. Son pagne, en cuir souple, gainait ses reins jusqu'aux talons et une ceinture ocellée serrait sa taille où était glissé un poignard recourbé dans sa gaine cordouane. Sombre et lustré, son crâne rasé luisait sous les lanternes. Amadeo apporta les plats commandés qu’abritaient des dômes d’argent ciselé et une jeune mauresque, discrète et voilée, le suivait comme son ombre avec le reste de la vaisselle. Leste et silencieuse, elle dressa une table basse où les deux amis s'installèrent, face à face, sur leur banquette respective. Dans leur dos, les demoiselles -repues d’amour dans leurs nids soyeux- attendaient la becquée qui est la façon de manger habituelle de ces jeunes colombes. Les dômes furent soulevés et un fumet délicieux s'empara de leurs narines.
Ils dînèrent fort tard et leurs forces, revigorées par la richesse exquise des mets, leur permirent d’honorer "avec fougue" leurs douces amies qui se montrèrent d'une gourmandise extrême.
La nuit était bien avancée et une petite pluie fine s'était mise à tomber lorsqu'ils quittèrent -bien à contrecœur- leurs compagnes d’un soir sous une averse de baisers d'adieu. Assurément, Mercédès Albajantez maintenait sa réputation d'excellence.
Bien que cela ne fût nullement une obligation dans cette maison, ils avaient ajouté, sans déplaisir, une dot personnelle à chacune des délicieuses tourterelles. Sylvio avait donné une chaînette d'or qu'il avait nouée, lui-même, à la gracieuse cheville de sa compagne.
Pour les milles délices de la soirée, Manuel récompensa sa mauresque d’un réal d'argent… «Un tout petit acompte sur l'avenir!» dit-il en riant...
Destin lumineux, qu’elle avait lu dans sa main entre deux embrassades, d’une immense fortune qui l’attendait au bout de son voyage! La voiture noire de Sylvio, au blason respecté des Manrique da Silva, traversa de nouveau la ville endormie. Manuel sauta devant chez lui, remerciant à profusion son ami de cette merveilleuse soirée et l'assurant de le revoir avant son départ qu’il savait imminent.
Le reste de la courte nuit ne lui laissa aucun souvenir.
Dès le lendemain matin, Lanzada reprit les obligations de sa charge et se rendit en ville.
Sa décision était prise : il abandonnerait les affaires en cours qui soudain perdaient toute importance et les transmettrait à son successeur en l'état.
Le Roi avait jugé bon de l'expédier aux lointaines colonies du Nouveau Monde et il devait préparer son départ.
Le parcours, qu'il s'était fixé, imposait qu'il se rendit à la Capitainerie Générale où son ordre de mission serait signifié à la marine royale par le canal, doublement tortueux, des hiérarchies administratives et militaires. Sous un ciel gris et bas, aux douceurs annonciatrices du printemps, il traversa Séville jusqu'à la place de la cathédrale.
L'amirauté venait d'installer -provisoirement- ses nombreux départements dans l'Alcazar, l'ancien palais des sultans maures.
Elle rejoignait dans ces lieux somptueux les services impotents et poussiéreux de la vieille Casa de Contrataciòn, qui occupaient déjà le palais Mudéjar.
Manuel Lanzada franchit l'imposante poterne crénelée, percée dans l'épaisseur des remparts aux blocs énormes, bosselés et si étroitement jointifs qu’une lame ne pouvait y trouver le moindre interstice.
Exhibant le sauf-conduit de sa nouvelle charge, il passa fièrement devant les gardes qui entrouvrirent la grille épaisse et traversa la première cour aménagée en somptueux jardins. Il dut prouver son identité pour franchir la seconde enceinte, aux parterres fleuris tout aussi ravissants, après le passage d'un autre portail aux arabesques d’acier encore plus divinement forgées.
Entre les frondaisons, le grand beffroi de la Giralda dominait le palais mauresque de toute la hauteur de la sainte foi catholique.
Le haut fonctionnaire pénétra dans les services de la Marine par la grande porte du Palais. Sans protocole militaire superflu, Manuel Lanzada fut reçu par un huissier qui le fit patienter dans une immense salle -dallée de marbre blanc- aux plafonds ouvragés de pendentifs de stuc d’une finesse exquise.
Son attente fut rendue délicieuse par la jouissance de la beauté des lieux.
La lumière ardente du soleil d’Andalousie -dont savaient jouer ces merveilleux maîtres d’œuvre maures- filtrait aux travers des moucharabiehs en délicates dentelles d’ombres fraîches. L’art subtil des transparences invitait le visiteur à la découverte de perspectives remarquables, d’échappées superbes sur des patios fleuris aux mosaïques ravissantes.
Si le moindre recoin du palais Mudejar était remarquable, en revanche, l'installation des services de la capitainerie générale dans ce superbe endroit paraissait tout à fait contestable. Effectivement, les amiraux, responsables devant le roi de l'ensemble des mouvements des navires sur toutes les mers du globe, devaient traverser à la vue de tous, une succession sans fin de salles ouvertes, pour rejoindre leur cabinet des cartes.
Ainsi, Manuel, qui contemplait le nez en l'air les dentelles des stucs raffinés des plafonds, se trouva précisément sur la trajectoire de son Excellence don Francisco Ibañez di Toledo. Ce grand amiral des flottes, descendant direct d'une illustre famille qui avait doté l’empire d’un prestigieux vice-roi du Pérou, se trouvait, hélas, écrasé par le poids des ans qui ployaient son dos, en rapprochant son nez aquilin de ses jambes grêles...Et, ils se bousculèrent sans se voir.
Manuel Lanzada s'excusa platement, courbé par le respect et effleurant le marbre poli de son feutre emplumé. C'est ainsi-tous deux reins ployés et dans cette position fort peu protocolaire- qu'il se présenta à son Excellence don Francisco Ibañez di Toledo.
L'amiral bossu l’écouta, le pria de se redresser et l’invita à le suivre dans son cabinet. La traversée des nombreux services de l'amirauté, dans le sillage du grandissime personnage, s’avéra un moment de ravissement pour Manuel Lanzada.
Ayant fait son parcours au sein de l’obséquieuse cour d'Olivares, Manuel était pourtant habitué à toutes sortes d’hypocrisies; mais ici, cela dépassait l'imagination. Rien n’était plus délectable que de voir le marbre balayé par les barbes hautaines de tous les vice-amiraux, grands capitaines, richissimes cargadores et prélats en visite, issus pour la plupart, des plus nobles familles sévillanes!
Leurs révérences effrénées -en usage dans ce ministère- élevaient avec grossièreté les arrière-trains en faisant pointer leurs épées qui battaient -dans de ridicules cliquetis- les azulejos verts et bleus qui habillaient tous les murs sur quatre pieds de haut.
Le grand amiral ponctuait sa marche d'une canne qui sonnait claire sur le pavement, rythmant de son pas le déroulement du savant protocole.
Ici bas, les yeux des courtisans croisés dans son parcours ne pouvaient se relever qu'après le passage du haut personnage. Ainsi, personne ne voyait qu'il riait dans sa barbe de leurs déhanchements dérisoires!
Une fois l'enfilade des salles traversée, un officier supérieur ouvrit une lourde porte en mosaïque de cèdre toute noircie, autour de son poussoir de bronze, de la crasse de générations d'huissiers.
Don Manuel accompagna l'Amiral don Francisco Ibañez de Toledo dans son cabinet de travail.
La salle était claire, haute de plafond et donnait sur un patio orné d'une fontaine. Une alcôve voûtée, tapissée de faïences vertes et noires, s'ouvrait latéralement sur la pièce et, derrière une lourde tenture, on pouvait voir une banquette à la mode mauresque. Des coussins épais et des couvertures permettaient au vieillard de s’y étendre et de se reposer des affres de son âge. Peu de meubles, à l'exception d'un grand bureau surchargé de dossiers et d'un fauteuil au dossier clouté qu’accompagnaient quelques tabourets pliants pour ses visiteurs. Une mappemonde démesurée, un véritable monument, occupait l'angle le plus éclairé et représentait toutes les terres et mers reconnues. L'empire des derniers rois d'Espagne y était représenté d'une peau légèrement plus claire qui faisait ressortir son immensité. Des milliers de noms et d'indications de toutes sortes y étaient annotés à l'encre de sépia.
Le grand amiral disparut une minute derrière une tenture. Il avait oté ses habits de Cour et sa fraise pour revêtir une grande robe de chambre élimée. Sans doute sa tenue de travail, car une fois assit à sa table et son pauvre dos calé, il déplia ses jambes en gémissant. «Hum... Monsieur l'inspecteur général! Señor Lanzada I Pasao me dites-vous?
Ne seriez-vous pas parent avec cette très ancienne famille des Pasao de Lisboa qui, bien que portugaise, servit mon auguste aïeul à Lima?»
«Monseigneur, j'avoue ma complète ignorance, mais je suis très honoré et infiniment flatté, que mon nom ait, déjà, pu servir la noble cause de votre illustre parent au Pérou!»
«Hum... Jeune homme, faites-moi voir votre ordre de mission!»
L’amiral tendit sa main aux doigts déformés par les douleurs immenses qui semblaient tourmenter la moindre parcelle de sa vieille carcasse. Lanzada sortit le pli cacheté et l'apporta en contournant l'angle de la table. Il resta respectueusement debout alors que le vieillard, en chaussant ses yeux usés de besicles épaisses, prit connaissance des dispositions officielles qui le concernaient.
Pendant un court instant, le regard de Lanzada s’égara dans la pièce; sautant du bureau immense à la mappemonde gigantesque, jusqu’à s’arrêter sur un paravent qui isolait un coin de la salle. Là, à peine abrité des indiscrets, d'immenses cartes recouvraient un triptyque.
Manuel devinait, devant lui, le fameux cabinet aux plans : L’endroit éminemment secret où s'élaboraient les routes des flottes du monde entier!
Les espions de toutes les marines de la terre auraient donné leur vie pour approcher ce lieu essentiel… Alors que ce véritable sanctuaire, sans doute le plus stratégique du palais, se résumait en un vulgaire recoin dans le bureau largement ouvert de cet amiral cacochyme!
Manuel en resta éberlué... Et l’auguste vieillard s'aperçut de son trouble :
«Détrompez-vous, jeune homme! Le véritable Saint des Saints est là!»
En frappant de son index déformé son front dégarni... «Retenez bien ceci, mon garçon! Rien n'est écrit des grands desseins de ce Monde et vous qui vivrez les années à venir, souvenez-vous de ne jamais rien écrire des choses essentielles que vous apprendrez!»
Lanzada rougit et s’empressa de remercier grandement son Excellence du conseil; principe qu'il promit d'appliquer scrupuleusement à l’avenir. Le grand “Almirante” saisit sa canne et frappa fort sur les dalles polies. Aussitôt, un aide de camp en uniforme pénétra dans la pièce et salua le fonctionnaire.
«Major Basilio! Prenez grand soin du Señor l'inspecteur général et qu'on lui trouve une place pour les Amériques sur une capitane confortable!»
Il griffonna l'ordre de route, qu’il tendit à l'officier immobile, alors que don Manuel s'inclina respectueusement, pensant l'entretien terminé.
«Jeune homme, restez un instant encore, je vous prie!»
Il attendit que son subalterne referme l'épaisse porte de cèdre et invita Lanzada de s'approcher de lui.
«Hum... J'ai une requête à formuler, me la permettez-vous?»
Manuel ouvrit des yeux ronds, bafouilla et supplia le puissant personnage de s'exprimer; en l'assurant par avance de son souhait le plus cher d'y répondre favorablement. «Señor inspecteur général, ma position m'autorise à lire tous les ordres émanant de qui que ce soit et pour qui que ce soit, et j'ai lu... Hum, Hum... les noms des gouverneurs qui vont subir la dure pression de vos services!»
Retirant ses lunettes, il les essuya d'un mouchoir douteux, tiré du revers de son ample manchette de velours. «Hum... Parmi eux, beaucoup de bons officiers qui ont, assurément, bien des peccadilles à se reprocher...
Mais, pour moi, un seul m'est très cher et ne mérite pas, à mon sens, une telle disgrâce!
Hum... Señor Lanzada, pourriez-vous m'accorder la bonté d'entendre ses explications avec indulgence et de le punir, s'il le mérite, sans sévérité excessive?»
La requête franche et directe du respectable vieillard mit l'inspecteur général devant une situation bien inconfortable; l’amenant à y intercéder par simple obéissance au regard de la grandeur du personnage.
«Son nom, Excellence? Confiez-moi simplement son nom».
Le vieil homme s’extrait péniblement de son siège, repoussant de ses mollets grêles le lourd fauteuil et, pour se redresser, dut s'appuyer des deux mains sur son bureau encombré. «Mon jeune ami, si je livre un nom, je trahirais la Couronne que j'ai servie avec tant de rigueur sous les deux rois Philippe très catholiques! Vous n'apprendrez rien de plus de moi, tachez de découvrir par vous-même la vérité...
A présent, allez exécuter vos ordres!
Adios, Señor!... Je souhaite ardemment que la Sainte Foi en notre Seigneur vous habite et vous éclaire dans vos difficiles choix!»
Ebranlé, Manuel accepta cette magistrale leçon de dignité. Il salua le vieillard avec émotion, en reculant ployé de respect jusqu'à la porte où il s'inclina encore plus profondément.
Dès le seuil franchit, un lieutenant se présenta à lui et se mit à ses ordres. Jouissance que ce privilège lié à sa fonction, qu'il usa avec la condescendance qui caractérisait le civil puissant dans cet univers arrogant de militaires. Aidé pour l’établissement de ses papiers par l’efficacité du jeune officier, qui courut à sa place dans les dédales des services dispersés, Lanzada s’imprégna des propos bienveillants du vieil amiral.
Le dignitaire l'avait subjugué par la simplicité, la sagesse et l’humanité de ses paroles. Il savait trop le pouvoir d’un homme de son rang pour agir de son immense pression contre l'avis de tous, pour sauver l'ami concerné... Lui, le tout neuf inspecteur général du Trésor chargé de mission par le roi, bardé des prérogatives exorbitantes de sa charge, n'aurait pas pesé une once en face à la volonté impérieuse d'un grand amiral d'Espagne.
Bien au contraire, son Excellence don Francisco Ibañez lui laissait entendre qu’en dépit de sa vieille expérience, il gardait confiance dans les qualités de jugement de l'homme qu’il avait devant lui ; le considérant apte à discerner le bon droit de l'erreur. Qu'il croyait en la sainte justice de Dieu pour le guider souverainement dans ses doutes, aux travers des errances et des vicissitudes qui brouilleront immanquablement son chemin.
Hélas, à l'inverse de son corps, que la vieillesse et la maladie rongeaient inexorablement, l'esprit du grand amiral devenait de plus en plus lucide et empreint d'une sérénité incommensurable.
Manuel comprit qu’en quittant Séville pour de longs mois et un an peut-être, il n’avait guère de chance de revoir vivant cet excellent homme; supputant que le doigt de Dieu qui commande à toutes choses sur cette Terre, mettrait un terme rapidement à ses souffrances en rappelant ce noble vieillard vers lui.
Quelques heures après cette entrevue, dont la pertinence le marquerait pour l’éternité, Lanzada était inscrit comme “illustre passager” sur le rôle du capitaine Bartholoméo Enrique Casas, commandant d’un aviso deux mâts, “l'Estrellamar”, brigantin rapide et assurément plus marin que les galéones poussives des flottas.
Manuel boucla ses malles dès le lendemain et son ami portugais vint le chercher comme promis. Le carrosse confortable transportant les deux amis, descendit vers San Lùcar de Barraméda, le port de Séville sur l'océan, en longeant le Guadalquivir durant vingt-cinq lieues. L’équipage traversa au galop, toutes courtines fermées, les “marismas” infestées du delta où sévissaient les fièvres des marécages. Ce sont bien des larmes qu'avait dans les yeux son ami Sylvio Manrique da Silva, lorsqu'il accompagna son camarade à bord de l’aviso et demeura avec lui jusqu'à l'ultime minute de l'appareillage. En l’embrassant, Manuel lui promit de revenir vite, fortune faite et qu'ils retourneraient ensemble à la bonne maison Albajantez.
Il abandonna son agréable compagnon portugais sur le quai avec une immense tristesse au cœur.
Sous l'orage qui grondait, le voilier « l’Estrellamar » franchit sans encombre les remous puissants de l'estuaire du fleuve et se retrouva en plein océan, cap au Sud. Au crépuscule de ce jour de grâce du 18 mars 1652, Manuel Lanzada I Pasao, inspecteur général du Trésor de Séville, naviguait vers les Indes Occidentales. Terres fabuleuses, florissantes, gorgées d'or et d'argent, où s'élaborait aussi, tout à côté du miel, le venin le plus vil qui corrompait toutes choses.
* * *
La probité de Manuel Lanzada : Sa probité, son intégrité étaient choses nouvelles dans ses fonctions où, chaque jour, son intransigeance bousculait d’immenses intérêts, gênait les agissements frauduleux des grandes familles, égratignait les puissants, inquiétait les personnalités des plus hauts degrés.
Golilla : Fraise de dentelles que l’on portait autour du col.
Cargadores : Chargeurs, affréteurs, armateurs des flottes vers le Nouveau Monde
Les services de la Casa occupaient le Palais Mudéjar : La Casa avait abandonné la Tour del Oro sur le front du fleuve, par la force des choses et pour cause de la négligence de certains de ses commis. Depuis des semaines, des ouvriers nombreux déblayaient les décombres consécutifs au violent incendie qui avait détruit l’intérieur du vieux bâtiment qui l'abritait jusque-là.
Les remparts aux blocs énormes, bosselés et si étroitement jointifs qu’une lame ne pouvait y trouver le moindre interstice: Pour leurs forteresses, les architectes des califes Abbassides savaient allier le génie de la rigueur militaire avec le raffinement d’un palais, obtenant, de leurs ouvriers, une qualité d’exécution jusqu'ici inégalée.
Le clocheton de la cathédrale de Séville : Effectivement, un clocheton flamboyant - hélas de fort mauvais goût - avait été rajouté au sommet de la tour. Cette hérésie, exigée par le nonce du Pape, transformait définitivement -en clocher- l’élégant minaret de la mosquée de la Séville musulmane.
Azulejos: Faïences colorées dont la mosaïque forme un motif décoratif.
Aviso : Navire rapide qui portait le courrier et les ordres, en dehors des escadres habituelles.
Marismas : Marécages, zones inondées du delta infestées de moustiques vecteurs de fièvre.
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